Association des Amis d'André Dhôtel
Une sorte de désert communal où paissaient quelques vaches. Des pistes le parcouraient et il y avait là des buissons d’aubépine (à moitié dévorés par les bestiaux) sur la pente qui menait au canal. Lucien Chaunes traversait chaque jour cette prairie, le matin et le soir. Il se rendait à l’école avec sa gamelle de soupe. Lorsqu’il en revenait il balançait joyeu-sement la gamelle vide. Entre la maison solitaire qu’habitait sa famille et l’école du bourg, il avait tout le temps de faire des réflexions, et en ce printemps son esprit était occupé par l’ad-miration que lui inspirait Patrice Courmayeux, dit Platine (il avait les cheveux presque blancs). Patrice avait quitté l’école depuis trois ans pour exercer le métier de débardeur sur le canal. Il était le meilleur nageur du bourg et il gagnait la plupart des courses de vélo dans le voisinage. Sa force était si évidente que ses yeux en demeuraient illuminés toujours. Un matin Patrice se trouvait au milieu de la prairie, fumant une pipe et se baladant au soleil. Lucien s’arrêta pour le regarder. Lorsque Patrice marchait, ses épaules gardaient une immobilité rayonnante, et chaque bouffée de sa pipe res-semblait à une idée retenue longtemps et qui s’envolait soudain à point nommé pour contribuer à l’équilibre des choses environnantes. Lucien s’arrêta devant le type, comme devant une vitrine. Patrice ne dit d’abord rien. Au bout d’une devant une vitrine. Patrice ne dit d’abord rien. Au bout d’une minute il décida :
– Je vais te flanquer une volée.
Lucien ne bougea guère. Patrice reprit :
– Je dis que je vais te flanquer une volée.
Cette manifestation s’imposait certainement comme une nécessité de la nature. Mais Lucien n’en jugea pas ainsi. Il cracha de loin juste sur les souliers de Patrice, et il s’enfuit.
Comment il fut possible à Lucien d’échapper à la pour-suite du grand gars, on ne peut guère l’imaginer. Patrice dut s’élancer trop tard, et deux ou trois crochets autour de ces sales buissons lui firent perdre quelques secondes. Des ouvriers qui traversaient le pré regardèrent Patrice avec assez d’ironie pour que celui-ci renonçât à écraser le jeune garçon.
Tout le jour Lucien songea à cette malchance inouïe d’avoir insulté le type qu’il admirait le plus au monde et d’avoir attiré sa haine. D’ailleurs il ne perdit rien pour attendre. Le lendemain Patrice vint au-devant de lui. Sans prononcer un mot il lui arracha sa gamelle, la vida entièrement et l’emplit de bouse de vache. Deux jours après même comédie, à laquelle s’ajouta une volée de coups de pied dans les reins. De quoi démolir déjà un homme dans la force de l’âge. Lucien parvint à l’école au prix des plus grandes difficultés, et il raconta au maître qu’il était tombé dans un escalier. Il se répéta cent fois tout bas que Patrice était un criminel. Son mal paraissait peu de chose en comparaison de cette vérité.
La prairie. Pendant un mois Lucien dut la traverser avec la peur au ventre. Il ne cessait d’y rencontrer Patrice, qui sans doute n’avait rien à faire en cette saison, marchait à côté de lui, et parlait de choses et d’autres, des cancans que chacun sème au long du canal, de ses amours. Patrice faisait en effet des confidences à Lucien, et il lui demandait même ses cahiers pour les examiner, et il donnait des conseils très exacts au sujet des problèmes. Cela n’empêchait pas qu’une ou deux fois dans la semaine (on ne pouvait prévoir le moment) Patrice rouait de coups le jeune garçon, et par-dessus le marché vidait sa gamelle, et jouait au foot avec cet ustensile qui devint tout bosselé et misérable.
Lucien devait par surcroît essuyer les semonces de ses parents et celles de l’instituteur, qui lui reprochaient de se battre avec des galopins. Jamais il ne dit que c’était Patrice. Jamais non plus il n’adressa la moindre parole à Patrice durant ces terribles voyages à travers la prairie. Pour se donner une contenance, il faisait mine d’examiner les aubépines pourvues maintenant de rares fleurs. Un jour de pluie Patrice le roula dans la boue.
Lucien songea à suivre quelque détour pour se rendre à l’école. Il y avait le chemin de l’écluse. On pouvait, en courant à toutes jambes, rattraper le temps que l’on perdait à faire ces deux kilomètres supplémentaires. Peine inutile. Patrice l’apercevait de loin et, traversant le canal dans quelque barque, il venait au-devant du gamin sur le chemin de halage :
– Mon jeune ami, tu t’es trompé de chemin au-jourd’hui, mais je veille sur toi où que tu sois.
Lucien serrait les dents.
C’est pas pour un crachat, disait Patrice. C’est pas que je déteste. Tu es mon jeune ami silencieux, et j’aime mon jeune ami silencieux. Mais il fallait que ça vienne, cette affaire et que les choses se passent de cette façon.
Un soir, Lucien imagina de revenir par la voie ferrée. C’était assez loin de la prairie. Il rencontra Patrice (qui fit semblant de ne pas le voir) et presque aussitôt une fille, une très jeune fille. Elle s’appelait Angèle. L’enfant l’avait aperçue souvent dans les rues du bourg. Elle allait rejoindre Patrice, et Lucien les vit qui s’en allaient bras dessus bras dessous.
Le lendemain, Lucien passa encore le long de la voie. Mêmes rencontres. D’abord Patrice indifférent, puis Angèle qui s’en venait d’un pas léger. Lucien barra le chemin à la fille. Celle-ci se mit à sourire, et lui se jeta à son cou et l’embrassa. La petite ne parut pas surprise. Elle rendit le baiser, puis elle s’en alla rejoindre Patrice. Rien d’autre ne se passa.
Lucien se débrouilla pour retrouver Angèle une autre fois. Patrice avait encore rencontré le garçon dans la prairie. Il l’avait menacé, mais non rossé, et pas un mot sur ce baiser donné à Angèle. Lucien retrouva donc la fille dans l’après-midi sur la place de la gare. Il avait fait pour cela l’école buissonnière :
– Il faut que tu sois mon amie, lui dit-il.
– Tu es un gamin. A quoi penses-tu ?
– Je ne pense à rien. Je suis l’ennemi de Patrice, et je veux que tu m’aimes et que tu laisses tomber Patrice.
La fille lui jeta un regard amusé :
Je sais que Patrice t’a déjà battu. Il te tuera cette fois
.Vraiment la fille croyait que Lucien serait tué, et Lucien aussi en était sûr.
Le garçon prit les mains de la fille et la regarda dans les yeux :
– Ne t’occupe pas : cela m’est égal.
– Vraiment, cela t’est égal ?
Et chaque matin, chaque soir, les deux enfants traversèrent ensemble la prairie. Lucien délaissait parfois l’école pour faire des promenades le long du canal avec sa nouvelle amie. Patrice ne se montra pas pendant les premiers temps, puis un soir il les croisa, dit au garçon qu’il le tuerait et il s‘éloigna. L’affaire se passa le lendemain dans l’après-midi. Angèle et Lucien se trouvaient assis auprès d’un buisson d’aubépines. Ils bavardaient et parfois restaient longtemps silencieux à regarder les péniches sur le canal peu éloigné et ces nuées d’orage qui s’amassaient au fond d’un ciel très grand et très pur. Peu à peu les nuées se rassemblèrent.
– Il va pleuvoir, dit Angèle.
– Restons encore, dit Lucien.
Quelques gouttes d’eu tombèrent, mais presque aussitôt cette pluie cessa. Il y eut un beau silence. Une voix d’éleva :
– J’arrive, disait la voix.
C’était Patrice.
– Comment va-t-il s’y prendre pour te tuer ? dit Angèle.
Il y eut encore un silence. Un roulement d’orage naquit au fond de l’horizon, vers les bois dont on croyait d’ici sentir le parfum.
– Une simple comédie, murmura Lucien.
La fille l’embrassa. Patrice était debout devant eux :
– Je vais simplement te traîner jusqu’au canal et te jeter dedans. On verra bien si tu en réchappes. Lucien se dressa et sortit un couteau de sa poche, un beau couteau à cran d’arrêt. Angèle le regardait avec une curiosité passionnée. Patrice se jeta sur Lucien et aussitôt Angèle se jeta sur eux, tirant sur des cheveux, essayant de serrer la gorge de l’un ou de l’autre. Le hasard voulut qu’elle enfonçât un doigt dans l’œil gauche de Patrice. Lucien se redressa. Il venait de perdre son couteau et il avait les doigts en sang, et Patrice aussi avait les doigts sanglants. Patrice, malgré sa douleur, essaya de rattraper le garçon, mais la fille s’était accrochée à ses jambes et Lucien en profita pour se jeter par derrière au cou de Patrice. Il le serra à l’étrangler. Le type résistait furieusement. C’est alors qu’un éclair tomba au large de la pairie sur quelque buisson d’aubépine. Comme un coup de fusil. Les trois énergumènes rompirent un peu leur étreinte.
– Je vous dis qu’il va pleuvoir sérieusement, affirma Angèle, bien qu’elle fût essoufflée.
Patrice se passa la main dans les cheveux. Il avait toujours l’œil gauche fermé. Il regardait Lucien avec l’œil droit. Lucien souriait amicalement.
– Tu es un sacré sournois, lui dit Patrice.
La pluie commençait à tomber.
– On va se faire tremper si on reste là, reprit Angèle. Si on allait dans le grenier du père Jean-Baptiste ? Il y a des kilos de sucre dans son grenier.
– Des kilos de sucre, je le sais bien, repartit Patrice. Mais pour entrer dans son grenier, il faut d’abord grimper sur un mur de six mètres et on peut se casser le cou au moins dix fois.
– Tu as peur de te tuer ? cria Lucien.
Patrice se mit à rire, et, sous l’ondée, ils coururent à travers la prairie vers les premières maisons du bourg où était le grenier de Jean-Baptiste. J’ignore s’ils réussirent dans leur entreprise. Ce soir-là, le reflet des éclairs limpides parcourait le canal dans toute sa longueur.
André Dhôtel
Illustrations de René Creux
Cette nouvelle a été publiée dans le bulletin de la Guilde du livre de Lausanne en décembre 1947, où l’on put lire également un texte de Jean Paulhan (« Bête comme une pierre »), d’autres de Gilbert Cesbron et de Denis de Rougemont ; on y parlait aussi de Pacific (la locomotive qu’il célèbre musicalement) d’Arthur Honegger. Il y était aussi question du prix Nobel de littérature 1947, obtenu par André Gide.
Elle a été republiée en 2014 par les éditions Fata Morgana, dans le recueil de nouvelles Les Temps perdus.
C’est notre ami Emmanuel d’Yvoire, membre de « La Route inconnue », qui a retrouvé ce texte.
Rappelons que 1947 fut pour André Dhôtel une année riche en publications : David en janvier, Le Pays des cerisiers en avril, Ce jour-là en juin, Le Plateau de Mazagran en novembre. 1947 est aussi l’année de naissance de la revue 84, dans laquelle André Dhôtel publia trois textes cette même année (dans les numéros n° 1, 2, et 3-4).
René Creux, illustrateur du texte, fut également graveur, enseignant et éditeur (Fontainemare, à Paudex, en Suisse). Nous remercions vivement sa famille d’aimablement autoriser « La Route inconnue » à reproduire les dessins accompagnant la nouvelle.