Association des Amis d'André Dhôtel
(Texte paru dans les Cahiers André Dhôtel, numéro 4, Les Lieux d'André Dhôtel)
Pour aider la lecture les noms de lieux réels sont en caractères normaux, et les noms du roman en italiques, hors les citations. Les photographies sont de Patrick Pluen (prises en octobre 2005 et rééditées en juin 2023).
Ce long récit se déroule dans un espace assez restreint, dans la vallée de la Seine, sur un triangle de 10 km de côté entre Nogent-sur-Seine à l’Est, la forêt de Soudran au Nord, Gumery au Sud.
A cet endroit le fleuve s’écoule en de vastes méandres qui délimitent, sur la rive droite au nord, des landes, des bois de peupliers et des cultures jusqu’à une zone de taillis et de buissons, marécageuse, qui correspond à l’ancien lit de la Seine :
Cette zone déshéritée est traversée par un canal et une voie ferrée parallèles qui vont à Nogent-sur-Seine ; et cette rectitude soudaine donnant sur des lointains insoupçonnés apparaît surprenante au milieu d’un territoire sans ordre ni orientation :
Sur la rive droite de la Seine se trouve Caunes avec sa scierie, le pont sur la Seine, la maison de Chalfour:
André Dhôtel lui-même a bien fréquenté ces lieux, tel qu'il l'écrit à Jean Paulhan:
Ici je vis en sauvage. Je me baigne presque tous les jours dans la Seine, sous le pont, près de la scierie. Je cherche
à retrouver mon souffle de nage, et je suis arrivé à faire trois ou quatre cents mètres. C’est encore loin des deux kilomètres d’autrefois.
Lettre à Jean Paulhan, 1950, Cahier André Dhôtel nº2, 2004, p.83
Le roman a été écrit en 1949, et à cette époque un pont de fer provisoire avait été posé, depuis remplacé par un ouvrage d’art en béton plus classique…
Toute cette région basse et plate, royaume des eaux et d’une végétation sauvage, est délimitée par des hauteurs des deux côtés de la vallée, au nord et au sud. A Nord, c’est la grande forêt de Cize qui surplombe la vallée, et qu’on aperçoit parfois et de façon soudaine, depuis celle-ci, entre les arbres:
Et de façon symétrique les terres s’élèvent vers le sud:
Le chantier occupait un terrain vague au bord de la Seine, non loin du village de Caunes. Tout autour les cultures et les landes remontaient jusqu’à la colline qui dominait Caunes... p.9
C’est de ces hauteurs qu’on peut avoir de magnifiques vues d’ensemble sur toute la vallée et les collines d’en face. Henri aime ainsi les contempler depuis la côte de Montagut, au sud de Caunes, sur une colline qui fait face à Marcoux:
Sur cette photo prise au nord de Gumery, on distingue de gauche à droite le clocher de l’église de Gumery (Montagut dans le roman, 1ère flèche) situé dans un repli entre la colline d’où est prise la photo et celle qui surplombe Courceroy (Caunes, 2ème flèche) qui nous est ainsi caché, de même que la Seine et la zone des marais. On repère la route de Nogent grâce à l’alignement d’arbres arrondis et, en arrière-plan, à une dizaine de kilomètres à vol d’oiseau, la forêt de Sourdan (la forêt de Cize) où se détache la ferme de la Fontaine-aux-bois (3ème flèche), au milieux de prés et de cultures, au flanc de la colline, sous la forêt.
Ci-dessous nous avons une vue sur Courceroy (Caunes) depuis la route de Nogent qui surplombe le village; sur la droite on discerne la route venant de Gumery (Montagut),qui continue vers le pont de fer sur la Seine et son croisement avec la route de Courceroy à La Motte-Tilly (la Mothe):
Ces bâtiments aux murs blancs, en face, occuperaient donc l’emplacement où se situe la scierie dans le roman.
Nous reconnaissons donc bien dans le paysage les lieux décrits par André Dhôtel. Néanmoins quelques différences apparaissent évidentes lorsqu’on vient sur place: d’une part, alors que:
Montagut s’élève sur un coteau dénudé, mais un peu en arrière de la crête, dans un repli dont la pente s’appuie à de hautes collines pareillement désertes p.57
Autre évidence, on ne voit aucun château au flanc de la forêt de Sourdan-Cize. On y voit le village de Blunoy, puis la ferme de la Fontaine-aux-bois, puis encore plus à l’ouest le Plessis-Meriot – mais pas de château…
La ferme de la Fontaine-aux-bois, seule construction isolée toujours assez nettement visible de la vallée au flanc de la forêt, doit probablement être l’endroit où André Dhôtel situa le château où habite Eléonore Joras avec son père et ses frères :
Le domaine de Marcoux comprenait un vaste pentagone irrégulier, bordé de murs démolis et de grillages, tout près de la forêt de Cize. Le parc chevauchait les mamelons qui dominaient la vallée ouverte… p.39
Pas de château alors ? Si : il en existe un, bien plus grand en fait que celui de Marcoux: c’est le château de La Motte-Tilly, qui est à quelques centaines de mètres seulement du croisement dont nous avons parlé plus haut et de la scierie, le long de la route de Courceroy-Caunes à La Motte-Tilly-La Mothe. Cette route est souvent citée dans le roman, et on n’imagine donc pas que l’omission de ce château dans le livre n’ait été volontaire…
Que pouvons-nous induire de ces constats ? L’auteur a pu vouloir renforcer la symétrie des lieux que nous avons déjà vue en rehaussant les collines derrière Caunes, de façon à ce qu’elles forment le contrepoint de la forêt de Cize.
«Des hauteurs de Marcoux elle voyait la profondeur sans fin des marais, les taillis et les bois de peupliers qui environnaient la Seine, mais aussi la remontée vers les plateaux cultivés du Sud, avec tous ces lieux divers qui peuplent les penchants et les horizons. » p.227
Voici cette vue qu’elle devait avoir, prise depuis la ferme de la Fontaine-aux-bois:
Eléonore, en s’accoudant sur son lit, apercevait des brumes sur le fleuve à travers les rinceaux du balcon. Puis le haut des arbres lointains (autour de la scierie) émergeaient de l’ombre. p.247
La première flèche indique l’emplacement de Gumery-Montagut, la seconde celui de Courceroy-Caunes et de la scierie.
Le roman se déroule en grande partie sur cette ligne imaginaire partant de Marcoux, descendant la colline de Cize jusqu’à la zone boisée des marais traversée par la ligne de chemin de fer puis le canal, se poursuivant à travers les cultures et landes jusqu’à la Seine bordée de peupliers et de saules, le pont de fer, la scierie de Caunes, la route jusqu’à Montagut.
Les vies d’Henri et d’Eléonore s’inscrivent dans cette configuration particulière des lieux : Henri, un homme lié au sol, terrien avant tout, habite les lieux bas, près de la Seine, où sont sa maison et la scierie, à Caunes, au fond de la vallée, près de la Seine ; Eléonore, elle, habite les châteaux des hauteurs : Marcoux, dans la forêt de Cize qui domine la vallée.
Eléonore en franchissant le canal vers le sud, Henri en traversant le pont de fer sur la Seine au nord, rejoignent la zone intermédiaire des prés, des taillis, des bras morts et des mares où se font les rencontres – la première rencontre d’Eléonore avec Damont, et avec Dufard, entre Virginie Yvette et Henri, la première et la dernière entrevue d’Henri et d’Eléonore. Tous deux connaissent remarquablement bien tous les chemins de cette zone étrange qui est leur domaine commun.
Tous deux venaient d’ailleurs, de Villepin dans l’Aube et de Normandie, et qu’ils s’échapperont vers la Normandie et l’Amérique à la fin du livre : cette vallée de la Seine et sa géographie peut-être trop rigide apparaît ainsi comme une sorte de long emprisonnement où leurs vies sont auront été, un temps, rendues immobiles comme le paysage lui-même :
Patrick Pluen - Cahier numéro 4, Les Lieux d'André Dhôtel, 2006.
(Remerciements à François Dhôtel pour les informations précieuses qu íl m'a données)
Je suis retourné em août 2012 à Caunes / Courceroy. La lumière trop forte de ces jours de canicule ne permettait guère de belles photographies, mais j'ai vu soudain un groupe d'enfants s'ébrouer en riant dans un des étangs de la forêt fluviale de la Seine, et cela m'a paru illustrer très exactement ces passages du roman où Henri et son frère nagent dans ces mêmes marais.