Association des Amis d'André Dhôtel
En avril 1975, sur France Culture, Patrick Reumaux conduisit une série de cinq entretiens radiophoniques avec André Dhôtel, qui furent rediffusés en 1988. Trois autres intervenants prirent part à ces entretiens : successivement Germaine Beaumont, Bruno Ribes et Georges Becker. L’entretien avec participation de Germaine Beaumont était consacré aux personnages des romans d’André Dhôtel, mais il y fut aussi question de gare, d’encrier, d’école buissonnière et du caractère ardennais.
Pour notre bulletin, Patrick Reumaux se souvient de l’enregistrement de ces entretiens :
« Il y a maintenant bien des années, Alain Veinstein, qui venait de concevoir les “Entretiens de France Culture”, me demanda de les inaugurer avec André Dhôtel. Je me souviens de Georges Becker (qui avait chez lui, dans le Jura, quatorze horloges toutes remontées sonnant partout les heures) parlant avec enthousiaste de la parade nuptiale des fleurs, de Germaine Beaumont, 85 ans, sorte de Louis XI à voix mélodieuse, disant à Dhôtel, 75 ans : “Taisez-vous, galopin”, de quoi d’autre encore ? Ah oui ! Henri Thomas me fit, pour ces entretiens, faux bond (c’était sa spécialité). Bourré de remords, il m’écrivit : “Excuse-moi, mais je n’ai pas pu. Je ne me voyais pas en train de dire à Dhôtel : “Mais, chre André, tu as esquivé le problème du mal”…
A vrai dire, je crois qu’André Dhôtel s’en est toujours fichu, du problème du mal, et pas simplement du mal, mais du bien aussi peut-être (dirait-on). Par contre, il avait compris que, dans une émission de radio, l’essentiel se jouait au montage, c’est-à-dire que c’était un travail d’illusionniste et, maître en illusions, il l’était. Aussi vint-il plusieurs fois dans la cabine de montage où j’officiais en compagnie d’une technicienne de France Culture qui, l’année précédente, avait obtenu « Les Ciseaux d’Or », si vous voulez le Goncourt du montage. L’un de mes soucis était d’éliminer impitoyablement toute allusion ou toute référence – même bienvenue – au Pays où l’on n’arrive jamais. Aussi, j’exigeai de la dame qu’elle fît des miracles avec ses ciseaux. Et elle en faisait, un Pays par ici, un Pays par là, comme la pêche miraculeuse ou la multiplication des pains. Le sol de la cabine commençait à être couvert de débris de bande. Mais voilà que, me retournant, j’aperçois Dhôtel à croupetons…je lui dis : “Que faites-vous, André ?”
— Vous voyez bien, je ramasse mon œuvre. »
« Il me semble que si j’écris un jour une étude sur toi, je l’écrirai à l’envers. Je raconterai un roman de Balzac, puis un roman de Dickens. Ensuite je dirai : eh bien voilà comme sont tels et tels personnages, qu’ils sont fins, qu’ils sont bien vus, qu’ils sont profondément dépeints ! Comme il est donc regrettable, qu’il est dommage… – Quoi ? – Eh ! qu’il n’y en ait pas tout à fait assez pour vivre. Qu’il leur manque on ne sait quelle joie, quelle science naïve… – C’est bien vague. Non ça ne l’est plus. C’est cela même que leur donne Dhôtel. »
(Lettre de Jean Paulhan à André Dhôtel,18 sept. [1948] )
Patrick Reumaux – Germaine Beaumont, je sais qu’il y a des années que vous êtes passionnée par l’œuvre d’André Dhôtel et particulièrement par ses personnages.
Germaine Beaumont – Oui. Le premier qui m’a passionnée, c’est ce personnage des Rues dans l’aurore. Je ne peux pas expliquer pourquoi, un personnage traverse un livre et vous lui emboîtez le pas. Et quand vous emboîtez le pas à un personnage d’André Dhôtel, vous allez très loin, parce que ce sont des itinérants, ses personnages, ce sont des gens qui semblent marcher tout le temps, traverser des régions que personne n’a foulées, même quand c’est aux portes mêmes du village, et ils suivent un destin qui reste très très mystérieux, dont ils ne sont pas eux-mêmes très conscients.
Patrick Reumaux – Je dois dire, moi aussi, que j’ai été très attiré, très passionné, par le personnage de Georges Leban, dans Les Rues dans l’aurore. Si vous vous rappelez bien, Georges Leban c’est un menteur…
André Dhôtel – C’est pour ça que Mauriac l’a aimé. Parce que c’est un menteur.
Patrick Reumaux – Et pourquoi est-ce que vous avez fait le portrait d’un menteur dans Les Rues dans l’aurore ?
André Dhôtel – Mais je n’ai pas fait le portrait d’un menteur ! J’ai fait parler un enfant, et puis il se trouve qu’il a envie de mentir, je l’ai laissé mentir.
Patrick Reumaux – Oui, il semble même que vous l’ayez laissé mentir jusqu’au bout…
Germaine Beaumont – Je crains qu’il l’ait légèrement encouragé.
André Dhôtel – C’est passionnant de mentir. J’avais une de mes élèves qui me disait toujours : « Oh ! ce que j’aime mentir ! »
Germaine Beaumont – Je ne sais pas s’il faut tellement encourager le mensonge et je ne le ferai vraiment pas pour vos personnages, André, parce que ce sont des gens, je l’ai remarqué, dont aucun n’aime beaucoup se fatiguer.
Patrick Reumaux – Oui, il y a même un roman qui s’appelle Bernard le paresseux. Votre œuvre est pleine de menteurs.
Germaine Beaumont – Ils n’aiment pas du tout se fatiguer, quels qu’ils soient…
André Dhôtel – Et pourquoi se fatiguer ?
Germaine Beaumont – … sous une forme ou sous une autre, bien sûr, mais ils n’aiment pas se fatiguer. Or il n’y a rien de plus fatigant que le mensonge quand on veut le suivre jusqu’au bout. Si on l’oublie tout de suite, ce n’est pas la peine de mentir…
André Dhôtel – Ah non ! parce que ce n’est jamais le même mensonge.
Germaine Beaumont – Oui, encore faut-il aller au bout du dernier mensonge qu’on a inventé.
André Dhôtel – Oh ! pas forcément…
Germaine Beaumont – Aucun être au monde n’est l’être d’un seul mensonge. Un vrai menteur a des milliers de mensonges par jour.
André Dhôtel – Vous croyez ?
Germaine Beaumont – C’est tuant comme métier.
André Dhôtel – C’est dire la vérité qui est fatigant, il faut la chercher.
Germaine Beaumont – Pas du tout. La vérité vient toute seule comme les simples dans un jardin. Elle tue.
Patrick Reumaux – Voulez-vous dire que les personnages d’André sont des personnages qui tuent ?
Germaine Beaumont – Ils ne tuent pas, mais ils peuvent être, à mon avis, assez dangereux quelquefois. Leur simplicité même abuse sur la profondeur de leurs desseins, si j’ose m’exprimer ainsi. Et je trouve qu’ils s’embrouillent, ils se prennent les pieds dans leurs mensonges. Il n’y en a guère que deux que je vois extrêmement détachés des contingences, parfaitement simples dans leur absence complète de toute espèce de compréhension et de complications, ce sont les deux personnages du dernier roman d’André Dhôtel [Le Train, du matin], les deux employés du chemin de fer.
Patrick Reumaux – Qu’est-ce qui vous a passionnée dans ces deux personnages ?
Germaine Beaumont – Ces deux employés du chemin de fer, ils m’ont passionnée comme m’ont passionnée en leur temps Laurel et Hardy. On ne sait pas pourquoi, ils ne font que des choses très simples qui touchent légèrement au comique, mais ils restent quand même très pathétiques, parce que ce sont des gens très simples et très limités par la modestie de leur existence. Ils n’ont rien à espérer de la vie, très peu d’avancement de la S.N.C.F. et très peu de fortune par héritage, parce que tous les héritages, comme dans tous les romans d’ailleurs, vont aux personnes qui ont de quoi, mais rarement aux personnes qui n’ont rien.
André Dhôtel – Mais ces deux personnages dont vous parlez sont des fieffés menteurs.
Germaine Beaumont – Ce ne sont pas des fieffés menteurs…
André Dhôtel – Ils font semblant de ne pas vouloir aller au café…
Germaine Beaumont – Non, non, non…
André Dhôtel – …et ils y vont quand même !
Germaine Beaumont – Permettez-moi, je crois que vous vous abusez sur ces deux personnages. Ils suivent un chemin.
André Dhôtel – Eh oui ! ça va au café.
Germaine Beaumont – Ce chemin va au café… Où est le mensonge là-dedans ?
André Dhôtel – Ils savent bien que…
Germaine Beaumont – Ils arrivent devant la porte du café et disent : « Oh ! mon Dieu quelle chance ! on arrive devant le café ! » Il n’y a pas de mensonge.
André Dhôtel – Ils se mentent à eux-mêmes.
Germaine Beaumont –Ils vont directement de la gare au café.
Patrick Reumaux – Non, ce qu’André veut dire, c’est que ce qui est très grave c’est qu’ils font semblant de se promener, puisque le café est au bout…
Germaine Beaumont – Ils font semblant de se promener parce qu’il n’y a pas beaucoup de promenades à leur disposition, là où ils sont.
Patrick Reumaux – Oui, ils pourraient prendre, par exemple, la route inverse, ils ne sont pas forcés de suivre cette route-là.
Germaine Beaumont – Non, non, non, un train ça va de l’avant, ça ne va pas en arrière. Aucun train ne va en arrière.
Patrick Reumaux – Ils agissent, vous voulez dire, en employés modèles de la S.N.C.F..
Germaine Beaumont – Ce sont des employés modèles. Ce sont des modèles en tout, pour moi.
Patrick Reumaux – Oui, il y a quelque chose quand même de très singulier dans ce que vous dites. Vous insistez, en fait, sur la banalité des personnages d’André….
Germaine Beaumont – La simplicité, je n’ai pas dit la banalité.
Patrick Reumaux – Oui, vous nous avez dit que ce sont des gens qui ne pouvaient rien attendre de rien.
Germaine Beaumont – Ah non ! Vous croyez qu’ils vont avoir de l’augmentation.
Patrick Reumaux – Non. Ils auront une vie, finalement, tout à fait banale, sans grand intérêt. Or ils ne devraient pas retenir l’attention du lecteur.
Germaine Beaumont – Elle est pleine d’intérêt pour eux parce que, au lieu de placer leur intérêt dans les grandes choses comme le reste de l’humanité, ce qui conduit l’humanité à sa perte, ils le placent dans de très petites choses, dans des pucerons, dans des moucherons, dans du mouron pour les petits oiseaux, dans tout ce qui est petit, simple, et à portée de leur main.
Patrick Reumaux – Il y a beaucoup de menteurs, c’est vrai, dans votre œuvre, beaucoup de gens qui sont suspects.
André Dhôtel – Oui. Mais vous voyez qu’il y a des lecteurs très bienveillants qui ne veulent pas croire du tout qu’ils sont suspects ni menteurs. Ils trichent avec franchise.
Patrick Reumaux – Oui, c’est Épiménide le Crétois. Sûrement que tous les Crétois sont menteurs.
Germaine Beaumont – Ce ne sont pas de vrais menteurs, ce sont des fabulateurs, ce sont des créateurs de mythes. Le menteur se limite à des choses très triviales, très quelconques, oubliées aussitôt qu’inventées. Mais les personnages d’André, ça va beaucoup plus loin, ça les conduit dans des provinces reculées, ça les conduit au-delà de prairies qu’il est très difficile de traverser à cause des chardons, des cardères, comme il dit. A partir du moment où vous inventez quelque chose, ce n’est plus un mensonge, vous partez dans un infini à ce moment-là. S’il n’y a plus de route tracée, qu’est-ce que c’est que le mensonge ? Une déviation ? Mais il n’y a pas de déviation quand il n’y a pas de route.
Patrick Reumaux – C’est sûr. Vous avez dit créateurs, des personnages créateurs de mythes. Je crois qu’il faut se méfier des mythes.
Germaine Beaumont – Il faut se méfier des personnages d’André Dhôtel, si on en vient là.
André Dhôtel – Et d’André Dhôtel lui-même.
Germaine Beaumont – Oh ça !
Patrick Reumaux – Moi , ce qui m’avait frappé, c’est que ce n’était pas finalement le mensonge qui était important, puisqu’on a parlé beaucoup du mensonge, c’était plutôt le fait de lancer la phrase. Tout se passait comme si ces soi-disant mensonges introduisaient une sorte de rupture, comme s’il s’agissait tout de suite d’autre chose.
Germaine Beaumont – Laissons-le s’expliquer là-dessus.
André Dhôtel – J’ai un exemple. Il s’agit de trois jeunes personnages qui s’appellent Angèle, Barosse et Turluquet :
« Ils se révélaient la terreur du quartier par leur rage à répandre et même parfois à hurler des nouvelles vraies ou fausses. Entre la rue des Freux et l’avenue, on était renseigné par eux comme par une radio ambulante sur les maris cocus, les bigotes en mal d’amour, les hauts-faits d’une ménagère qui menaça de nicher avec héroïsme, la mort lente d’un vagabond poète à ses heures, que sais-je ? »
Ce sont des lanceurs de phrases.
Patrick Reumaux – Dans ces randonnées de vos personnages, ce qui m’avait frappé également, c’est qu’ils restent toujours polis.
Germaine Beaumont – Toujours. Ça c’est parfait. C’est là leur simplicité. Les gens simples sont toujours polis, ce sont les gens pas simples qui font des phrases. Ils ont de la considération les uns pour les autres, même quand dans des ménages où le mari et la femme ne s’entendent pas, ils ont une façon de ne pas s’entendre qui est courtoise. Ils se tournent le dos, c’est entendu, ils font chambre à part, ils vont d’un village à un autre, ils n’exercent pas le même métier, ils se regardent quelquefois avec suspicion, mais ils sont toujours d’une politesse parfaite.
Patrick Reumaux – Oui, André écrit dans un de ses livres – je crois que c’est dans Les Chemins du long voyage – , il écrit d’une jeune fille qu’ « elle rougissait à point nommé , ce qui est le signe d’une politesse fabuleuse ». Ce qui est très curieux c’est que, si vos personnage sont polis, ils sont aussi très sauvages. Comment arrivez-vous à lier ces deux choses apparemment contradictoires, politesse et sauvagerie ?
André Dhôtel – Il y a deux formes de politesse. Il y a la politesse courante, qui consiste à respecter les conventions, et il y a la vraie politesse, qui est en dehors de toutes conventions et qu’on ne peut découvrir justement que dans un sentiment de sauvagerie, qui est fondé sur l’amitié que les gens ont les uns pour les autres. Même s’ils sont dans certaines relations plus ou moins hostiles avec d’autres, ils croient toujours qu’une situation peut se renverser. Il y a une sorte de foi. Et cela, ça fait partie du caractère ardennais, très curieusement.
Patrick Reumaux – Vous avez écrit là-dessus quelque chose d’assez étonnant:
« On a souvent observé la parole directe de l’homme ardennais, le coup de boutoir, si l’on veut. Pas de détours. Toutefois, ce qui m’a souvent semblé le plus saisissant, qu’on en soit héros ou victime, c’est un étrange retour, mais sans mensonge, de la parole et de la conduite, et pas moyen d’éviter cela. Citons quelques histoires.
Les gamins d’un village ont entrepris de cueillir les prunes d’une fermière soucieuse d’économies et qui les paie à demi-tarif. Ce sont des gamins, n’est-ce pas ? Ceux-ci en viennent bientôt à prétendre que les kilos de prunes qu’ils cueillent ne pèsent pas moins lourd que celles cueillies par des adultes. Soit, on leur consentira un salaire raisonnable. Mais le raisonnable ne leur paraît pas satisfaisant, ils exigent le plein tarif. Après de longues discussions, la fermière est bien obligée de s’y résoudre. Or, au moment de la victoire, l’inattendu se manifeste. Les gosses déclarent : “Eh bien alors, on lui a dit merde, on ne les cueillera pas ses prunes.” »
André Dhôtel – Le renversement de situation que ne comprenait pas Jean Follain. C’est très curieux, Jean Follain le Normand disait : « Du moment qu’ils ont l’argent, qu’est-ce qu’ils demandent de plus ? » Ils demandaient de plus le plaisir de retourner la situation.
Patrick Reumaux – Oui. Vous avez aussi une autre histoire, dans cet article, que je vais lire parce qu’elle me semble très belle. Vous écrivez ceci, à propos de ce détour du caractère :
« Avant de tenter une conclusion judicieuse ou non, rapportons encore une aventure. Un jour, mon père rentre à la maison et nous dit : “Cela va mal. Madame Turard a empoisonné le chat de notre voisine, c’est une chose sûre et elle le sait”. Une guerre inexpiable. Les deux dames avaient, l’une quatre-vingt-sept ans, l’autre quatre-vingt-quatre ans, et il n’y avait pas d’espoir qu’elles renoncent à une si belle occasion de se déchirer. Un chat ne se remplace pas. Mais le lendemain matin mon père s’écriait du seuil de la porte : “Savez-vous ce que j’ai vu tout à l’heure ? L’empoisonneuse est en train de lire le feuilleton à notre voisine.”Les deux ennemies, l’une dans sa cuisine et l’autre au dehors, se penchaient toutes les deux sur l’appui de la fenêtre et elles se passionnaient d’un même cœur aux péripéties d’un drame d’amour. »
Ces histoires me ravissent d’abord, me paraissent très intéressantes, parce que c’est finalement un éclairage sur toute l’œuvre d’André.
Germaine Beaumont – C’est la politesse, c’est une espèce de politesse du cœur, qui transcende la politesse presque des situations. Ils n’inventent pas des choses, ils suivent leur cours comme un ruisseau suit son cours dans une prairie. Il n’y a pas d’histoires, il n’y a jamais d’histoires dans les ruisseaux.
Patrick Reumaux – Oui. Les ruisseaux c’est un peu ce qu’on pourrait appeler l’école buissonnière des fleuves. Vous êtes très fort sur l’école buissonnière.
André Dhôtel – Je crois que le point de départ de l’activité de beaucoup de mes personnages, c’est justement l’école buissonnière. Mais personne ne sait ce que c’est en ce moment que l’école buissonnière. Parce que ça consiste dans la libre disposition des loisirs. A l’heure actuelle on en est aux loisirs dirigés. Libre disposition des loisirs qu’on peut se procurer aussi, quelque fois indûment. Mais peu importe, faire l’école buissonnière, c’est aller où on veut et faire ce qu’on veut. Moi je l’ai fait à une grande échelle, c’est pour ça que ça m’a donné une éducation raffinée, comme vous le savez. Pendant les écoles buissonnières, j’ai nagé, j’ai patiné, j’ai été voler des fruits, j’ai fait des fouilles archéologiques – sérieuses. J’ai même étudié mon histoire pour le bac en haut d’un châtaignier. Je suis quelqu’un de distingué.
Germaine Beaumont – Eh bien moi, j’ai potassé tous mes examens au pied d’un arbre que, pour cette raison, j’appelais l’arbre des examens. Vous voyez, on ne peut pas être à la fois en haut et en bas. Moi j’ai choisi le bas, c’était moins fatigant.
André Dhôtel – En haut, on est bercé par le vent, c’est ça la merveille.
Patrick Reumaux – Vous dites que vous êtes quelqu’un de distingué. Ne seriez-vous pas par hasard quelqu’un d’honorable ?
André Dhôtel – Ah oui ! mais tous mes personnages sont honorables !
Patrick Reumaux – Sauf ceux qui se déshonorent.
André Dhôtel – Lesquels ?
Germaine Beaumont – Pas tellement.
André Dhôtel – Oh non…
Patrick Reumaux – Je pense…
Germaine Beaumont – Il y a quelques voleurs, mon Dieu, mon Dieu ! Etant donné ce qui se passe par le monde, ce sont des peccadilles.
Patrick Reumaux – Est-ce que vous pensez que les personnages d’André Dhôtel ont un rapport quelconque avec la morale ?
Germaine Beaumont – Je ne les ai jamais vus sous cet angle mais, en y réfléchissant, c’est possible.
Patrick Reumaux – Moi je pense que l’univers de Dhôtel est un univers absolument amoral.
Germaine Beaumont – Oui, si vous voulez. Mais il a sa morale à lui. C’est une morale un peu particulière, informulée la plupart du temps.
André Dhôtel – J’ai remarqué très souvent que les enfants tenaient beaucoup à une activité rituelle. Ils aiment beaucoup les rites. Alors c’est de ce côté-là que je vois, non pas un ordre moral, mais une sorte de sens moral. Parce que ces rites ne sont pas assurés comme des principes, c’est une activité qu’ils essaient. Les enfants essaient toujours quelque chose : ils essaient de mentir, ils essaient de dire la vérité et aussi ils essaient les rites qu’on leur impose.
Germaine Beaumont – Tous les enfants inventés par vous, André, sont comme l’enfant anglais, Peter Pan, qui ne voulait pas grandir. Ils ne veulent pas obéir, ils naissent on dirait avec une idée et ils la suivent pendant très très très longtemps. Cette idée les mène n’importe où, mais elle les enrichit en même temps, leur éducation se fait par eux-mêmes beaucoup plus que par les maîtres qu’ils se donnent ou qu’on leur donne. Ils sont faits d’expériences, il leur arrive toutes sortes de choses. L’enfant de vos livres qui sort de chez lui ne va pas faire une promenade tranquille, il va découvrir tout d’un coup une grande futaie, ou un aigle blanc, ou une fleur miraculeuse, ou le fameux champignon des aubépines – est-ce des aubépines ?
André Dhôtel – Entoloma Saundersii.
Patrick Reumaux – Ah oui !
Germaine Beaumont – Dans la désobéissance il y a l’aventure, dans l’obéissance il y a la routine.
Patrick Reumaux – Ce qui me frappe à travers ce que vous dites, ce que j’avais noté, c’est la curiosité de vos personnages.
André Dhôtel – Ils sont curieux, oui. Ça ils sont curieux.
Patrick Reumaux – Une curiosité pour des objets très familiers, pour des paysages très familiers mais que soudain ils aperçoivent sous un autre jour.
André Dhôtel – S’ils désobéissent, ce n’est pas leur faute. Moi je n’ai jamais empêché un élève de regarder par la fenêtre, c’est-à-dire de se hausser arbitrairement pour voir ce qui se passait dehors. Jamais je ne l’ai empêché.
Patrick Reumaux – Oui, je parlais de curiosité, je pense à une curiosité pour des choses tout à fait simples, une attention aux choses qui brusquement change l’idée, change la perception que l’on a du monde. Par exemple, ceci dans La Tribu Bécaille :
Ce qu’il faut comprendre ce n’est pas l’emploi du temps qui en vaut un autre, ce sont les minutes où l’on est amené à réfléchir le long d’une rue ou d’une ruelle sans savoir vraiment où l’on se trouve. Louis est un peu communiste. Moi pas du tout. Au bout d’une semaine à Aigly la question était épuisée. Alors imaginez si vous pouvez l’enfilade d’une rigole. Au milieu de la rigole il y a un quelconque objet qu’on a jeté, supposez un encrier vide. Tout d’un coup cet encrier, ce déchet, prend une importance ahurissante. On ne voit plus que lui. Qui est-ce qui a jeté cet encrier dans la rue ? Quel rapport avec la vie ? Il y a eu des jours, pas si lointains, disent les gens, où l’on ne pouvait pas acheter d’encre dans les librairies si on n’apportait pas un encrier. La dernière guerre… Maintenant c’est pour nous la dernière paix. Mais combien de mots peuvent sortir d’un encrier, y avez-vous songé ?
Voilà jusqu’où nos pensées s’élèvent en ces minutes, après quoi il semble qu’on est là depuis un siècle à se chauffer le dos au soleil »
Vous voyez, c’est bien l’idée d’une attention à des choses très familières, une ruelle avec ses déchets, et qui, on ne sait trop comment, donne soudain une perception, un éclairage différent de la perception…
Germaine Beaumont – Le nombre de mots que contient un encrier !
André Dhôtel – Il y a des détails qui peuvent vous mener à l’extrémité d’une aventure. Dans un livre, il y a l’histoire d’une cétoine, c’est-à-dire d’un coléoptère…
Germaine Beaumont – Qui vit sur les roses, non ?
André Dhôtel – Qui ne vit que dans les vieilles futaies de chênes.
Germaine Beaumont – Ah oui ?
André Dhôtel – Oui. Alors on cherche justement un personnage qui doit avoir un grand domaine. On ne sait pas où il habite. Pour le découvrir, on se met en quête des vieilles futaies de chênes qui peuvent encore exister. Il n’y en a pas des masses. Et on la découvre, grâce à l’insecte.
Patrick Reumaux – Quel monde découvre-t-on ?
Germaine Beaumont – Eh bien ! on ne le sait jamais, à mon avis, parce que tout dans l’œuvre d’André Dhôtel est vagabondage. Un vagabondage en entraîne un autre, un chemin mène à un autre chemin, une futaie à un ravin, un ravin à un ruisseau, un ruisseau à une scierie, une scierie à un assassin, un assassin à une vieille dame, la vieille dame à un trésor caché, le trésor caché conduit encore à un chemin, et on retrouve le garçon avec lequel vous étiez parti en promenade. Et ça fait un roman, pour André Dhôtel.
Patrick Reumaux – Voici la question que je voulais vous poser, à vous Germaine Beaumont et à vous aussi, André. On retrouve à la fin de la promenade le garçon avec lequel on était parti : est-ce que c’est le même ?
Germaine Beaumont – Ah non ! Non bien sûr !
Patrick Reumaux – Alors ?
Germaine Beaumont – C’est le même en apparence.
Patrick Reumaux – Qu’est-ce qui a changé ?
Germaine Beaumont – Eh bien ! toutes les expériences qu’il a faites dans ses vagabondages l’ont enrichi ou lui ont ouvert de nouveaux chemins.
André Dhôtel – Ce n’est pas seulement un vagabondage. A mon idée, c’est une exploration, ce qui n’est pas pareil. Parce que, dans un vagabondage, on baye aux corneilles, tandis que dans une exploration on fait attention et on s’aperçoit d’une chose, c’est que le monde n’est pas connu, il est inconnu.
Germaine Beaumont – Vous partez pour faire une exploration peut-être et elle dévie insensiblement parce que le pied glisse sur un caillou, parce que vous voyez une fleur que vous ne connaissez pas, dans un talus, parce que tout d’un coup vous êtes en présence d’une gare, parce que tout d’un coup vous avez envie de prendre un train.
André Dhôtel – Et si on prend un train…
Germaine Beaumont – Eh bien ! si on prend le train, alors là commence l’aventure sublime des temps modernes. C’est que d’abord parfois le train ne part pas. Et aussi on a rendez-vous avec quelqu’un à un arrêt de gare ; la personne n’est pas à l’arrêt de la gare. On en rencontre une autre. La vie bifurque. Voilà les avantages.
André Dhôtel – Parce que ce qui est intéressant, c’est la gare.
Germaine Beaumont – Ah ça, la gare !…
André Dhôtel – La salle d’attente…
Germaine Beaumont – Combien de temps restez-vous dans une salle d’attente si vous êtes vraiment un être conscient et organisé ? Le temps de vous demander si le train arrivera ou s’il n’arrivera pas.
André Dhôtel – Oh non !
Germaine Beaumont – Mais quand vous êtes dans la salle d’attente, vous avez regardé par la fenêtre crasseuse de la salle d’attente et vous avez vu le talus d’en face. Quand vous voyez un talus, vous n’avez pas envie d’aller vers le talus et de voir ce qu’il y a dedans ? Il me semble que dans votre dernier livre, il y a même un trésor caché dans un talus.
André Dhôtel – On peut tout trouver sur un talus
Patrick Reumaux – On trouve même, je crois, une épingle de cravate entre les rails
Germaine Beaumont – Oui, et alors là, il se produit un phénomène extrêmement curieux, Patrick. Ça m’intéressait beaucoup l’histoire de l’épingle de cravate et du tesson de bouteille couleur d’escarboucle trouvé dans les rails par le vagabond. Eh bien ! jamais l’auteur n’a pu me dire si c’était un véritable tesson de bouteille ou un malheureux rubis jeté par hasard.
André Dhôtel – On n’en sait rien.
Germaine Beaumont – Et voilà toute l’œuvre d’André Dhôtel !
(Transcription de Roland Frankart)
André Dhôtel et Patrick Reumaux à l’auberge de Mazagran, à l’époque de l’enregistrement des entretiens de France Culture. (Photographie de Gyula Zarand)