André Dhôtel, écrivain paradoxal?

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André Dhôtel, écrivain paradoxal ?

Ce texte est paru en mai 2004 dans le dossier "Dhôtel comme ça" des librairies Initiales (www.initiales.org)

Romancier, nouvelliste, conteur, poète, essayiste, biographe, André Dhôtel a enrichi la littérature française d'une œuvre à la fois une et diversifiée.  Les fervents lecteurs n'en rejettent aucune part, mais chacun d'eux avoue une certaine préférence pour une face de cet univers.  Si les uns placent au-dessus de tout les courts textes de La Chronique fabuleuse, d'autres sont encore plus sensibles aux charmes des romans, où l'auteur grand "promeneux" dans la vie, peut "traîner" plus que dans de brefs récits, prendre le temps de nous emporter dans "des péripéties qui se mêlent les unes aux autres et n'aboutissent jamais à un absolu dénouement", ainsi que l'écrivait Jean Follain.  Ces romans présentent tous bien des côtés paradoxaux. 

Paradoxe souvent souligné, celui qui touche au merveilleux (réel ou supposé). Dans ses romans, André Dhôtel peut nous conduire sur une route banale, nous arrêter devant un banal talus, et, brusquement, comme par un coup de baguette magique, nous plonger dans un autre monde.  Mais il n'y a pas eu de baguette magique, et, en fait, il n'y a pas d'autre monde. Nous sommes restés dans le monde quotidien, on ne peut plus réel, et pourtant nous avons l'impression d'être ailleurs, car nous le voyons autrement.  L'auteur a réussi le prodige de modifier notre vision sans utiliser le moindre bric-à-brac.  "Mais ne croyez-vous pas — ou je m'abuse vraiment — que le surprenant ou l'exceptionnel part de ce qui est familier pour en revenir au familier ?", écrivait-il à Jean Paulhan.  Et si Roland, le vagabond du Neveu de Parencloud, sent une bosse pousser sur son crâne chaque fois que lui vient une idée, il faut y voir un clin d'œil malicieux de l'écrivain, et non un quelconque désir d'introduction du merveilleux.  Autre paradoxe, qui concerne les personnages.  Certains détracteurs et même quelques laudateurs d'André Dhôtel ont tendance à considérer son univers comme un monde angélique, saint-sulpicien, ruisselant de bonté.  Or, ce monde est tout sauf un rassemblement de "gentils".  On y ment, on y médit, on y escroque, on y vole, on y tue, et je ne parle pas des enfants naturels que l'on y abandonne plus ou moins.  Des pensées incestueuses sont évoquées dans Le Train du matin.  Mais aucun jugement n'est porté.  L'auteur promène sur l'humanité un regard lucide mais indulgent.  Nul immoralisme, mais (Patrick Reumaux l'a bien montré dans L'Honorable Monsieur Dhôtel) un indéniable amoralisme.  Si les "méchants" sont tels, ils sont ainsi comme les coquelicots sont rouges et les bleuets bleus.  "Je te hais, expliquait Thénard, mais je ne peux pas faire autrement", reconnaissait le dur contremaître de L'Homme de la scierie.  Ajoutons que le succès du Pays où l'on n'arrive jamais, œuvre écrite pour la jeunesse, avec le thème on ne peut plus "gentil" de la jeune Hélène recherchant sa "maman Jenny", n'est sans doute pas étrangère à ce malentendu relatif au prétendu angélisme dhôtelien. 

André Dhôtel et la philosophie.  Nouveau paradoxe.  A Jérôme Garcin lui demandant,dans L'Ecole buissonnière,ce que lui avait appris la discipline qu'il avait enseignée, il répond de façon fort nette :"A ne pas en faire dans mes livres! ".  Tout le contraire du romancier à thèse, qui illustre une idéologie.  Pourtant, paradoxe dans le paradoxe, il émane de ses romans une sagesse véritable, quoique non formulée.  Ce ne sont pas des messages qui sont formulés — Dhôtel n'est pas un donneur de leçon— mais, à qui veut, à qui sait les saisir, sont offertes des incitations à un bonheur né de la perception de choses simples, de la forme d'un nuage, du vol d'un oiseau ou de la présence d'une humble fleur. 

Paradoxe formel tenant à l'emploi très fréquent par André Dhôtel d'épithètes comme "infini", "extraordinaire", ou "inouï". Tout professeur de français en déconseillera l'usage à ses élèves.  Termes à rejeter ! Mauvais élève, notre romancier n'a pas voulu tenir compte de ce bon précepte ! Or, dans ses écrits, ces mots réputés sans valeur réelle prennent naturellement une force "extraordinaire".  Ils retrouvent leur sens premier, leur efficacité originelle, apparaissant avec une indiscutable évidence qu'ils semblent jamais n'avoir perdue.  Et Roland Frankart, fin connaisseur de l'œuvre d'André Dhôtel, me fait justement remarquer que l'emploi récurrent d'épithètes comme "infini, extraordinaire ou inouï" se rencontre à propos de vies d'une grande banalité, dans des contrées très "finies" et ordinaires, avec échanges de propos qui sont tout sauf "inouïs".  Un autre dhôtelien, Gérard Bialestowski me signale cette affirmation de Georges Limbour, ami de notre écrivain : "J'ai employé trop souvent sans doute (. . ,) les mots les plus faciles, les épithètes convenues.  (. . . ) Pourquoi chercher d'autres mots que ceux qui ont été roulés dans la joie séculaire des hommes (. . . ), d'autres mots que : merveilleux, magnifique, féerique même ?". 

Tous ces paradoxes prouvent que l'œuvre d'André Dhôtel, bien qu'aisément accessible, est loin d'être une œuvre simpliste.  Elle a touché des personnalités aussi diverses que Maurice Nadeau, Philippe Jaccottet, Jacques Brenner, Jean Grosjean et Jean-Claude Pirotte, pour n'en nommer que quelques unes. "Et cette notion de paradoxe est très dhôtelienne, souligne Roland Frankart', non pas qu'[André Dhôtel] ait cultivé le paradoxe, mais il n'a rien fait pour le dissiper et appréciait de se savoir difficile à classer".  Pas d'hermétisme dans ses romans.  Mais l'auteur de La Tribu Bécaille était un faux simple, comme il était un faux paresseux et un faux cancre.  Comment présenter cet écrivain à qui n'a pas encore la chance de le connaître ? Comment expliquer l'attrait d'une façon d'écrire apparemment dénuée de toute complexité et même non exempte parfois d'une feinte gaucherie ? La chose n'est pas aisée.  Encore un paradoxe, n'est-ce pas ?

Jean Meysonnier


Les Chemins du long voyage, 1949