Ma Ville Sauvage

alinéa

Ma Ville Sauvage

L'essentielle vision de Paris fut pour moi celle des rues vides à l'infini (on eût dit pour toujours) en ce premier Mai 1919. Simplement quelques lambeaux d'une population protestataire cheminant sur les grands boulevards et suivant un drapeau rouge ou un drapeau noir. La grande révélation c'était l'indifférence des immeubles alignés sans quelque raison profonde née du lieu ou d'un plan idéal. Ne venez pas alléguer les avenues somptueuses. Les soldats qui défilent en souvenir des jours glorieux constatent qu'il n'y a pas de perspectives notables mais seulement la hantise permanente d'une ville indéfinie, réduite à de hasardeux décors sublimes ou médiocres, toujours perdue dans un espace que ne bénit aucun ciel.

Tel est Paris aux heures où il apparaît dépouillé et réduit à son caractère immobilier dans l'intraitable multiplication des murs, des fenêtres, des toits, des monuments, et dont le seul destin semble d'affirmer une continuité hallucinante. Certes il y a les jardins, la Seine ouverte aux brises et aux mouettes mais la vie qu'étouffe une capitale tentaculaire ne peut jamais resurgir que par surprise, dans l'abri secret des quartiers qui se présentent comme des villages lorsqu'ils ne sont pas encore maudits par les tours aveugles. Ces villages avec l'église, les commerces ancestraux, les artisanats parfois unissent les indigènes et les familiers du lieu grâce aux détours des petites rues où voisiner à la faveur d'occupations ménagères et locales. Le meilleur exemple en serait l'île Saint-Louis livrée à des boutiques de fond de province, dont la plus sentimentale fut le Rouget de l'Île où se vend du poisson bien sûr. Les habitants de l'Ile ont leurs coutumes indéracinables. Ils n'iront que rarement au marché Saint-Paul, sur le continent, car ils ne veulent connaître que leur pays, un vrai pays où l'on rencontre maints chats nés dans la brousse des cours cachées, et où l'on découvre une fausse plage fréquentée par ceux qui font se baigner leurs chiens ou leurs cochons d'Inde. C'est là qu'on peut encore parler à de vieilles dames oisives et pensives qui vous diront combien elles ont vu arriver et passer de rats morts dans la lenteur du courant.

Quartiers ou villages c'est le Paris rayonnant cette fois, non plus la grande ville où l'on s'enferme mais les cent chemins des douces aventures qui vous mènent aux portes vers les premiers terrains vagues ou bien à quelque jardin comme le Luxembourg, où l'on peut rêver à de profondes échappées en regardant les bateaux des enfants et la nudité des statues baroques. C'est alors le Paris qui retient en lui la nostalgie d'une campagne, sans doute celle que l'on voit vers les bois de Suresnes ou de Saint-Cloud par-dessus le fleuve ou par-dessus les toits, mais aussi certaine campagne qui a reflué au long des murs et des trottoirs.

En effet vous découvrirez dans les ronds grillagés au pied des arbres les premières stellaires du printemps, et au cours de l'année les fleurs invraisemblablement venues des lointains de la nature. Faut-il nommer parmi tant d'autres la linaire cymbalaire, la morelle noire ou encore ce diplotaxis muralis accroché à quelque fissure ? Il y eut maintes crucifères curieuses du côté de la porte Maillot et de rares passerages à larges feuilles dans l'île des Cygnes. Ne parlons pas des squares trop bien ratissés, mais à deux pas des autobus récolte des champignons du fond des bois. Peut-être cet hébélome pousse-t-il plutôt sur des lisières, mais ce collybie à pieds en fuseau est indubitablement forestier et témoin d'un monde inapprivoisable au cœur de Paris.

Fière et imposante cité, nous ne savons aimer que tes merveilleuses pauvretés, les tableaux inconnus des galeries ou dessinés sur les trottoirs, la dernière orchidée urbaine, l'épipactis entre les pavés de l'île Saint-Louis précitée, sans parler des phrases jetées à tous vents par les écrivains déraisonnables de Saint-Germain-des-Prés et dont vous avez en ces lignes un pâle échantillon.

André Dhôtel

Texte paru dans la revue Artères en 1985